Une autre manière de parler d’épistémologie
Dans un entretien au Monde au début février, Edgar Morin a livré en pâture une réflexion sur ce qu’il nomme la connaissance de la connaissance – autrement dit l’épistémologie. Ou comment comprendre et rester conscient que la connaissance du Monde est un processus ininterrompu, qui chaque siècle que fait l’Histoire apporte son lot de découvertes, d’évolutions et osons le mot – de progrès; mais aussi sa cohorte de lacunes, d’imperfections voire de contresens, qui, si l’on n’y prend garde, via une manipulation par des mains peu scrupuleuses, aiguillonnées par l’ambition et la convoitise, risquent de se transformer en armes de destructions intellectuelles massives. Les fanatismes de tout bord ont quelque chose de cette connaissance manipulée, transformée par l’esprit guerrier en doctrine inébranlable, si indiscutable qu’elle justifie le meurtre d’innocents, ravalés au statut de rebuts du genre humain.
Amener l’épistémologie à l’école ?
En particulier, M. Morin insiste sur la nécessité d’apprendre la connaissance de la connaissance à l’école. En effet, son absence, doublée de programmes scolaires riches mais compartimentés, peut conduire les futurs citoyens à appréhender le réel de manière partielle, sinon agir sur lui de manière inconsidérée, par la faute d’une connaissance illusoire car dénuée de questionnements. Il est dangereux de mettre la connaissance au service d’une idéologie, de la morale ou de sentiments par trop marqués d’orgueil humain. Mais qui peut s’en rendre compte, si jamais ne lui a été soufflé le secret de la vie, à savoir que celle-ci est multiforme, irréductible et insaisissable, s’infiltrant partout, comme l’eau d’une inondation, résistant à tout, comme des racines arboricoles qui parviennent à percer le bitume de l’ingénieur pourtant le plus sur de sa recette ?
Une solution pour donner vie à la transdisciplinarité ?
Quand, face aux injonctions de transdisciplinarité, les enseignants dénoncent les risques de dilution qualitative des matières enseignées ou tout simplement leur disparition, on peut, dans l’optique morinienne, proposer non pas la création fastidieuse et pour tout dire, par expérience, bancale, de « liens » entre les contenus disciplinaires enseignés, mais bien mieux la mise en place d’une matière à part entière, intitulée au choix : CDS ou Construction du Savoir – ILC ou Introduction à la Connaissance – ESMD ou Épistémologie des Sciences Molles et Dures, et qui par son existence même générerait un lien organique entre toutes les parties du cursus scolaire que la société dispense aux jeunes générations. Par cette nouvelle entrée, on ferait comprendre que tout s’explique par des causes, engendrant des conséquences et que ces causes et conséquences ne sont pas toutes compréhensibles et justifiables, loin de là, en regard des connaissances, des mœurs, des sensibilités, de la morale d’une époque ou d’une société donnée – mais n’empêche, elles existent et sont des passages incontournables pour continuer d’avancer sur le sentier qui mène au Vieux de la Montagne.
« Esprit de paix », « Esprit de guerre »
A vrai dire, le propos complet d’Edgar Morin peut revêtir quelque chose d’agaçant pour l’enseignant, confronté à la réalité quotidienne de l’école, où la violence, l’esprit grégaire, la persécution s’étalent dans toute leur splendeur naturelle : car transmettre la connaissance de la connaissance, c’est aussi, selon lui, inculquer l’esprit de paix, toujours disposé au dialogue par souci de compréhension, capacité de mise en perspective. L’esprit de paix s’oppose à l’esprit guerrier, s’arrêtant pour sa part sur des positions fortifiées dès que le débat lui échappe, attaquant avec une volonté de destruction aveugle, lorsque les propos de son interlocuteur vont à l’encontre des siens. La connaissance se fondant en principe sur l’impartialité, elle se doit d’admettre au contraire son imperfection, son inaboutissement, son dynamisme en somme, tout en étant capable de distinguer le solide du mouvant dans ses propres postures.
Très bien, mais dans beaucoup d’établissements scolaires, l’expression « esprit de paix » peut prêter à rire, sinon à pleurer. Le problème est à la fois naturel, social et organisationnel. J’ai donc un peu grincé des dents en début d’article, mais au fil de la lecture, je me suis incliné devant la clarté de la pensée. Et puis au cours de la journée, je n’ai pas réussi à débarrasser mon esprit de cette réflexion, discrète mais pugnace. Finalement, au moment de relâche qui suit la dernière heure de cours, le gros de la troupe ayant déserté les bancs et ne restant que quelques curieux venus poser des questions plus ou moins biscornues, je me suis fendu d’une remarque disant en substance que « tous les événements ont une cause, si, si, absolument tous les événements ».
Urgence in situ
Déstabilisé par le propos, un des garçons présents, pas exactement passionné par l’école, sinon pour le travail qu’elle lui permettra a priori de trouver… dans quelques années…, mais toujours électrisé par les discussions hors de la boîte, me répondit, avec une candeur qui n’avait d’égale que l’évidence plantée dans son regard : « oui enfin, pas tous, les attentats terroristes, ça n’a pas de cause, c’est juste des fous qui font ça, sans raison. On sait pas pourquoi ils font ça. » Loin de moi l’idée de cautionner le terrorisme sous une quelconque forme, mais repensant à mon Edgar Morin du matin, je réagis du tac au tac, avec ce rictus dont s’affublent les adultes quand ils sont à la fois surpris et amusés par une réflexioninfantile – et pas encore effrayés par ce qui germe dans la tête de la jeunesse :
« Bien sûr que si, il y a des causes à ces attentats terroristes. Nous ne les comprenons pas, nous n’arrivons pas à les expliquer, nous nous y efforçons, mais détrompe-toi, il y a des causes à ces attentats. »
On a bien le droit de rêver
Si la connaissance de la connaissance existait dans un monde scolaire idéal, j’aurais eu le loisir, en prenant appui sur cette conversation, de déployer une séquence pédagogique d’une ou plusieurs heures pour expliquer par le menu pourquoi des choses aussi horribles, et totalement contraires aux valeurs qu’ont engendré dans notre civilisation occidentale le progrès de la connaissance, non seulement ont pu se passer mais encore être célébrées par une partie de l’Humanité. Pourtant, impossible, pas le temps, il faut boucler les programmes; et ce n’est pas le relais médiatique ni la gestion étatique de la guerre actuelle contre le terrorisme qui permettront de palier cette lacune – c’est même l’inverse, oui, en effet, où mon élève a-t-il entendu un jugement de valeur aussi complètement dénué d’intelligence ? Tous les stratèges, depuis l’antiquité et que ce soit en Chine ou à Rome, s’entendent pour dire qu’il faut connaître son ennemi pour le vaincre. Prépare-t-on notre jeunesse à cela ou la rend-on encore plus vulnérable qu’elle ne l’était déjà, à force de lui laisser croire que la bonne conscience est automatiquement de son côté ?
Article rédigé par Jean-Baptiste Veber.
Crédit image : Icon made by Freepik from www.flaticon.com
Retrouver « la chronique du prof » et plus sur le blog de Jean-Baptiste Weber :